I
Après le dîner, Varlamov m’a entraîné sur la terrasse et j’ai perçu d’emblée qu’il s’apprêtait à me tenir des propos qui me feraient plaisir. Après tout ce que nous venions d’exposer, lui aussi paraissait avide de décontraction. De la poche intérieure de son veston en tergal gris clair, bien coupé, il a sorti un porte-cigarettes et, sous l’effet d’un fugace déclic, l’objet s’est ouvert devant moi dans ses paumes, semblable à un petit livre mince qui eût été métallique. J’aurais volontiers commencé à fumer ce soir-là, puisqu’il paraît que cela détend les nerfs. Fort heureusement, je n’ai pas cédé, me disant que de toute manière le simple spectacle de la mer me calmerait. Lui n’a pas renoncé à craquer une allumette entre ses doigts réunis en demi-sphère. Cela m’a surpris de ne pas le voir se servir d’un élégant briquet.
Côte à côte, nous voilà donc accoudés sur le parapet de bois blanc, franchement décidés à d’abord observer quelques instants de silence. D’un regard presque gourmand, moi, je balaye l’horizon net comme une lame affûtée ; lui scrute plutôt la plage, ou alors le ciel à chaque fois qu’il relève le menton pour élever des ronds de fumée. Quand il expire ainsi, on dirait que le cercle avancé de ses lèvres exprime un soulagement convoité depuis longtemps et enfin obtenu là, face à l’étendue gris bleu de la mer lourde et sur cette terrasse au plancher verni, nacelle bien charpentée qui fait tout le tour de l’énorme bâtisse dont il est propriétaire depuis des années.
Dans notre dos, la porte-fenêtre est restée largement ouverte. Les autres convives, qui prennent à présent le café dans le grand salon, doivent à leur manière apprécier ce petit vent frais dont on aurait aimé la présence plus tôt dans la journée. Ce soir, au cœur d’un juillet caniculaire, ce souffle humide est le bienvenu sur nos visages et nos bras. Je me demande même pourquoi les autres, avec leur tasse et leur soucoupe, ne viennent pas nous rejoindre et boire leur breuvage en adressant au moins quelques mots, non pas à moi, mais à Varlamov – que diable ! Lui dont ils sont presque tous les invités quand on y songe. Lui qui mérite une gratitude infinie, me semble-t-il, vu qu’il est, j’en suis certain dorénavant, la générosité même. Peut-être nous reprochent-ils inconsciemment de leur avoir faussé compagnie après le dessert. Peut-être ont-ils au contraire le bon goût de nous laisser seuls, parce qu’ils auraient senti que le maître de maison désire être libéré de leur écoute pour m’adresser une confidence. Allez savoir !
Toujours est-il que Varlamov et moi, côte à côte, nous nous sommes offert un moment de répit, contemplant l’immensité marine, respirant à pleins poumons, tendant l’oreille aussi, comme pour capter quelques bribes de la conversation poursuivie derrière nous. Lui devait probablement chercher à savoir ce que disait Belinda, sa dévouée compagne qu’il paraissait aimer d’une passion sans tache. Moi, dans le concert des voix, j’essayais d’isoler celle de Solange Morelly, cette jeune femme qui m’a séduit dès la première poignée de mains que nous nous sommes échangée. Peine perdue. Des convives dont nous nous étions écartés, aucune parole n’était clairement compréhensible.
Ainsi fixés, nous avons eu le sentiment qu’il ne nous restait plus qu’à entamer un petit entretien bien à nous, intime, feutré, quelque chose comme une première conversation amicale, complice et au-dessus de tout tumulte. Le reflux sans doute y invitait. Au loin, le moutonnement dérisoire des faibles vagues ne faisait déjà plus partie de notre champ de vision. Devant nous, en contrebas, s’étendait un vaste territoire de sable parfaitement aplani, d’un beige mordoré parce qu’il était encore gorgé d’écume et de sel. Au fil des heures, il deviendrait mat en durcissant. On aurait dit que la mer emportait son lancinant vacarme pour aller le déverser dans l’autre monde et ne plus nous laisser que dans un impressionnant silence qui s’approfondirait avec la venue de la nuit.
— Ne vous inquiétez pas… Je sais que sa disparition est ahurissante. Aucun avertissement, aucun mot de sa part. Tout cela est étrange, d’accord, mais vous connaissez Arnaud… Cet homme a toujours déconcerté son entourage. Ce n’est pas la première fois qu’il s’éclipse en laissant derrière lui des gens qui s’affolent. Non ! Nous ne devrions pas nous exciter comme ça. Moi, je suis presque sûr qu’il refera bientôt surface. Et tout rentrera dans l’ordre. Il y aura bien quelques plaies à soigner, notamment du côté de Clara, mais… avec le temps ! Je vous en prie. Ne vous faites pas de mauvais sang. Songez au travail que vous êtes venu terminer parmi nous. Ne vous laissez pas distraire. Je connais Flairoux depuis des années, vous savez. Et le nombre de tours qu’il m’a déjà joués… Je ne vous dis pas. Évidemment, celui-ci commence à prendre des proportions, je dirais, inhabituelles. Soit. Mais il est encore trop tôt pour vraiment s’alarmer.
Je n’ai pas réagi tout de suite. Varlamov s’est retourné pour écraser sa cigarette dans le cendrier de verre en attente sur un guéridon près de la porte-fenêtre. Puis, serein, il a inspiré un bon coup, comme pour appeler un avis, une impression. Je l’ai regardé dans le blanc des yeux.
— Pourquoi, ai-je demandé, n’avez-vous pas immédiatement prévenu la police ? Vous savez bien que cela n’est pas une simple fugue. On dirait presque un enlèvement. Une élimination spectaculaire. Et en même temps discrète, bien réglée sur toute la ligne. Un coup de maître !
— Mais au profit de qui ? Arnaud Flairoux n’a pas d’ennemis. Vous seul tenez à envisager le pire. Même son fils refuse d’aller jusque-là. Soyez raisonnable ! Je comprends, cette situation inexplicable vous énerve. Il n’empêche que Lionel a raison de nous demander de garder la tête froide.
— Stéphane ! Cela va faire une semaine que nous sommes sans nouvelles. Une semaine ! Et tout le monde reste ici les bras croisés. On déjeune au grand air, on fait du cheval sur la plage, on parle de peinture moderne. Et l’on attend surtout. On attend qu’un homme refasse surface, comme vous dites si justement, alors que tout porte croire que la mer, en effet, l’a englouti. Oui. C’est le mot. Englouti. Je me trompe ?
Varlamov s’est mis à tapoter le parapet de la terrasse avec la tranche de son porte-cigarettes argenté. Glissant comme une ombre, Fernand est venu remplacer par un cendrier vide celui qui contenait un mégot éteint sur le guéridon. Une bonne minute s’est écoulée avant que je n’obtienne une réponse. Stéphane Varlamov n’avait pas spécialement besoin de réfléchir à ce qu’il allait me retorquer, mais le vol d’un couple de goélands a retenu son attention un instant. Puis je l’ai entendu dire ceci d’une voix posée :
— Pourquoi cette hypothèse de l’enlèvement ? C’est absurde. Vous achevez des études de lettres et la fiction vous passionne. Méfiez-vous ! Aux Etats-Unis, j’ai un neveu qui ne jure que par la physique et il est constamment déprimé : il trouve la réalité banale. Vous au moins vous ne connaîtrez jamais ce problème. Et je vous en félicite.
— Merci. Notez que je ne vois pas où vous voulez en venir. La littérature n’a rien à voir avec la manière dont je déchiffre ce qui vient d’arriver. J’essaye au contraire d’être lucide. À deux pas d’ici, vous trouvez un logement pour votre ami le plus cher. Il s’y installe voilà deux mois, il est heureux, il rayonne et, un jour sur deux, plus ou moins, vous l’invitez à dîner. Les semaines passent, vous êtes ravi de le voir au meilleur de sa forme, il entame une relation avec Clara Dauvarque, tout le monde s’en réjouit, etc… Puis, comme ça, sans crier gare, un beau matin il ne répond plus à l’appel. Chacun se demande où il a bien pu passer, on siffle un peu dans toutes les directions, mais… fondamentalement, avouez que personne n’a bougé…
Là, Varlamov, pourtant toujours calme, a manifesté quelques signes d’exaspération. Déterminé, il a remis son porte-cigarettes dans la poche intérieure de son veston et il a même tiré sur ses revers comme un homme prêt à se lancer dans une allocution décisive. Je ne sais pourquoi, mais ce geste m’a plu. Bras écartés, mon interlocuteur a saisi des deux mains le parapet de bois blanc et, la tête inclinée vers moi, il m’a dit alors sur un ton quelque peu paternel :
— Vous savez bien que le soir même nous avons téléphoné à Lionel, son fils adoré qui d’ailleurs n’a pas jugé nécessaire de venir voir ici ce qui se passait. Il connaît son père, le gaillard. Mieux que nous tous.
— Oui, sans doute. Mais il file le parfait amour avec sa Geneviève. Et je peux comprendre qu’il ne veuille pas lui tourner les talons. Surtout en ce moment.
On s’est demandé quand les autres nous rejoindraient. Apparemment, ils n’en avaient pas l’intention. Ils semblaient bien installés dans les confortables fauteuils de cuir du grand salon et, de temps à autre, des éclats de rire nous arrivaient avec des bouffées de musique, plutôt joyeuse quoique mise en sourdine. Jetant un coup d’œil par la porte-fenêtre, j’ai entrevu les époux Morelly en grande conversation avec Belinda Blackwell. Quant à la fille de ce couple de quinquagénaires, la ravissante Solange qui occupait tant mes pensées depuis quelques jours, j’ai cru percevoir qu’elle venait d’entamer un jeu avec Boris.
En tout cas, un peu sur la droite, ils s’étaient retirés dans un coin et, face à face autour d’une table basse, on les voyait penchés sur un damier couvert de pions.
J’ai expliqué à Stéphane que Lionel était très amoureux de Geneviève Serotino. Malheureusement, la pétulante Italienne ne m’avait pas laissé l’impression d’éprouver à son égard des sentiments équivalents. Lui n’en était que plus possessif bien entendu. J’étais pessimiste quant à l’avenir de leur relation. J’étais allé les voir à la campagne, juste avant de venir ici, à la mer. Là-bas, j’en avais appris pas mal sur cette jeune femme espiègle.
— Et peut-on savoir quoi, par exemple ?
En général, Varlamov n’est pas du genre curieux, mais, à cette seconde, son ton déterminé m’a fait comprendre que je ne pouvais esquiver sa question.
— Elle travaille dans une agence de voyage et se rend souvent à l’étranger pour prospecter. Quand nous avons évoqué la disparition d’Arnaud, elle a sur le coup proposé à Lionel d’aller voir sur place s’il fallait ou non s’inquiéter. Mais il devait partir seul. De son côté, elle, toujours éprise d’indépendance, en profiterait pour accepter la dernière proposition de son patron. Un séjour d’une semaine à Istanbul. Tous frais payés, cela va de soi. Au Péra Palace, si j’ai bien retenu.
— Oh ! un endroit merveilleux. Comme je l’envie, cette fille-là ! Les rives du Bosphore et la mer de Marmara. Chambre avec vue sur la Mosquée Bleue… Ah ! que de souvenirs, mon cher. Et elle ne s’y trouve pas en ce moment ?
— Mais non ! Lionel s’en rongerait les phalanges. Je l’entends encore se lancer dans une démonstration d’un air plus convaincu que persuasif. Son père se payait une simple escapade. Il rentrerait d’un jour à l’autre. Une tocade de plus à son actif. Rien de bien sérieux dans cette affaire. D’ailleurs, il valait mieux ne pas s’en mêler. À son retour, ses colères seraient intempestives. Etc., etc. Vous me suivez ?
La nuit ne tarderait plus à tomber. Au loin, sur la mer, patinait une lumière orangée qu’à notre gauche le couchant commençait à diffuser avec avarice. C’est pour mieux regarder vers la droite que je me suis un instant penché par-dessus le parapet. J’ai longuement observé la grande maison qui se dresse à deux cents mètres de celle que possède Stéphane Varlamov. La sienne s’appelle La Méridienne. Celle-là Les Bravées. Une splendide demeure entourée elle aussi de dunes de sable fin. Mais si l’une était bourdonnante de paroles et de musique, l’autre était entièrement silencieuse et vide. Vide en tout cas de la présence d’Arnaud Flairoux. Non de ses affaires personnelles, ni de son matériel de photographe amateur, ni d’un épais cahier cartonné, dissimulé quelque part et que – faut-il le préciser ? – je n’avais pas encore découvert à ce moment-là.
— Pourquoi, m’a demandé Varlamov, cette plaidoirie serait-elle fausse ? Les facéties du père sont bien connues du fiston. Et comprenez, je vous prie, qu’il soit dans mes intentions de respecter son souhait. Il veut que personne ne bouge… Eh ! bien. Je me vois mal contester l’idée que le feu vert doit venir de lui. Vous oseriez, sans son accord, prévenir la police et les autorités de notre petite station balnéaire ? Il faudra peut-être s’y résoudre. J’en conviens.
— Mais pour l’instant laissons d’abord retomber la vapeur… C’est cela ?
— Écoutez ! Vous parlez d’un drame, d’un enlèvement… Que sais-je encore ? Rappelez-vous cependant les propos que Clara Dauvarque vous a tenus pas plus tard que ce matin. Elle est plutôt bien placée pour évoquer les circonstances de cette… Comment dire ?
— De cette incompréhensible disparition.
— C’est vrai. C’est le mot. Seulement, de nous tous, le plus fatigué, c’est vous-même, Alexis. Alors voilà ce que je vous propose. Une fois encore, allez passer la nuit dans votre modeste hôtel. Le Septentrion a son charme, je l’admets. Il n’empêche que dès demain, si vous le voulez, vous pouvez vous installer ici, avec nous. Yvonne vous préparera une chambre et vous pourrez rester à La Méridienne aussi longtemps que vous le désirerez.
Je lui ai souri. Lui, sa main sur mon épaule, a fait circuler son regard depuis mon visage jusqu’à un endroit où, dans le salon, j’ai aperçu Solange qui bâillait en déposant une tasse dans le creux d’une soucoupe que lui tendait Boris. La possibilité de me rapprocher de cette femme m’a émoustillé sur-le-champ. Je me voyais déjà remplacer son actuel partenaire de jeu, d’autant qu’il ne semblait lui convenir qu’à moitié. Demain serait un autre jour.
J’ai serré la main de Stéphane et lui m’a plaqué une paume entre les omoplates en m’invitant à entrer dans le salon. Nous avons contourné les fauteuils où les autres continuaient à parler comme si de rien n’était et, près des hauts tabourets disposés devant un bar, il m’a demandé si je ne voulais pas prendre un digestif. Cette offre-là ne m’intéressait guère et, tandis qu’il se servait déjà un cognac dans un gros verre ballon, je me suis empressé de le remercier pour tout. « Dorénavant, a-t-il lancé à la cantonade, vous êtes ici chez vous, Alexis. » Moi, je faisais le tour de tous ceux qui, fort heureusement, m’ont souri en me souhaitant une bonne nuit. Ils avaient l’air contents de cette espèce de décret que venait de prononcer Stéphane.
Fernand, le factotum de la maison, m’a raccompagné jusque dans le grand hall de La Méridienne. M’ouvrant la porte, lui aussi m’a gratifié d’une poignée de main chaleureuse. Décidément, j’étais le bienvenu pour tout le monde. J’ai donc rejoint Le Septentrion d’un pas léger ce soir-là. Le patron, qui n’était pas encore couché, m’a dit d’un air résigné qu’il préparerait ma note quand je lui ai appris que ce serait, non pas dans la cité mais sous son toit, ma dernière nuit.